13
La Terre !
Ils se trouvaient dans l’arrière-cour d’une petite maison située à mi-pente ; et plus bas, partiellement visible, il y avait une cité. À des kilomètres à la ronde, Gosseyn aperçut les toits des résidences et la verdure qui entourait presque toutes les maisons.
Il prit conscience d’une chaleur interne et externe… l’air sentait l’été. L’agréable sensation intérieure qu’il ressentit semblait tellement naturelle qu’il ne l’identifia pas tout de suite.
« C’est comme si j’étais revenu chez moi… »
Puis il se reprit. Un corps que l’on avait trouvé enfermé dans une capsule flottant dans l’espace ne pouvait prétendre appartenir légalement à une planète déterminée. Pourtant, certains arguments logiques…
Cette discussion intérieure se serait poursuivie si Enin n’avait pas bougé, à côté de lui, et dit :
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit minable ? Où sommes-nous ?
C’était un point de vue différent du sien. Et, jetant les yeux sur le petit garçon, Gosseyn vit que l’empereur des Dzans ne regardait pas la cité mais la cour et l’arrière de la maison.
Et, pour la première fois depuis leur arrivée, Gosseyn se remémora son anxiété, à des années-lumière de là, lorsqu’il s’était demandé à quel endroit ils allaient aboutir.
« J’ai réussi ! Se concentrer, écarter toute pensée importune, c’était la bonne méthode… »
— Hé, Gosseyn Deux, tu as vu ? Je peux contrôler mon anomalie…
Pas de réponse de son alter ego ; il ne perçut même pas la présence des pensées de l’autre Gosseyn. Il en chercherait la raison plus tard.
Il baissa les yeux sur l’enfant et lui dit d’un ton sévère :
— Nous sommes dans un pays où il fait chaud. Préfères-tu retourner dans la neige ?
Enin poursuivit, sans montrer la moindre gratitude pour ce changement de situation :
— Comment avons-nous fait pour arriver dans un endroit pareil ? demanda-t-il d’un air dégoûté.
Gosseyn sourit.
— Eh bien, c’est comme cela, Enin. Lorsque j’effectue ces déplacements dans l’espace… ce qui est ma spécialité, comme tu dois le savoir…
Le visage de l’enfant, levé vers lui, ne révéla aucune réaction critique à cette « spécialité » qui s’était exercée aux dépens de l’empereur des Dzans, au vu et au su de ses courtisans. Il dit simplement :
— Ouais ! Et alors ?
Gosseyn reprit son explication :
— Je préfère arriver en des lieux où personne ne peut me voir apparaître. Cette petite maison appartient à un ami et elle est très bien située, pour la raison que je viens de te dire. Personne, dans le voisinage, ne peut s’apercevoir que nous sommes ici. Es-tu d’accord là-dessus ?
Le garçon avait forcément remarqué cet environnement particulièrement morne lors de son premier examen désapprobateur. Mais il se crut obligé de jeter un autre coup d’œil autour de lui. Et l’analyse de Gosseyn lui parut tout à fait correcte.
— Ouais (il hocha la tête), vous avez raison.
— Et, poursuivit Gosseyn, si tu lèves les yeux, tu verras que c’est encore le matin. Nous avons presque une journée devant nous.
Il avait deviné l’heure qu’il était à la hauteur du soleil dans le ciel. Mais le fait de le dire tout haut éveilla automatiquement en lui une réaction thalamique. Une impression d’appartenance ; pas nécessairement liée à cette cour, mais à toute la planète.
Gosseyn vit que l’enfant avait à demi fermé les yeux avant de dire :
— Qu’est-ce que nous allons faire ici ?
Gosseyn se souvint alors que Dan Lyttle, le propriétaire de cette petite maison, était veilleur de nuit dans un hôtel. Ce qui signifiait qu’à cette heure de la journée, il n’était pas encore parti travailler.
Plein d’espoir, Gosseyn s’avança vers la porte de derrière et frappa. Enin vint le rejoindre et demanda d’un ton perplexe :
— Vous voulez pénétrer à l’intérieur ? Pourquoi ne pas entrer, tout simplement ?
Ce n’était certes pas impossible. Si Dan Lyttle était toujours le propriétaire de cette maison, il ne se serait probablement pas fâché en découvrant, à son retour, que Gosseyn était entré pendant son absence.
Mais ce n’était pas ce qu’avait voulu dire Son Altesse Impériale. Gosseyn se retourna vers l’enfant en secouant la tête.
— Écoute, dit-il fermement, nous ne sommes pas sur l’une de tes planètes. Ici, nous devons nous comporter selon les règles du pays.
Tout en poursuivant ses remontrances, il regarda dans les yeux l’enfant nullement intimidé.
— Il ne faut pas empiéter sur le territoire d’une autre personne sans sa permission. Compris ?
Heureusement, Enin n’eut pas le temps de répondre. Car à ce moment, la porte s’ouvrit.
La maigre silhouette familière qui se profila sur le seuil s’écria :
— Oh ! c’est vous ?
C’était une phrase que Gosseyn aurait pu prononcer, mais sur un ton de soulagement. Parce que celui qui venait de parler fut aussitôt identifié par la mémoire des Gosseyn comme le propriétaire de la petite maison, Dan Lyttle en personne.
Le veilleur qui était entré dans la chambre d’hôtel de Gosseyn Deux et lui avait sauvé la vie.
Son visage était toujours aussi maigre. Il semblait plus mûr que dans les souvenirs des Gosseyn. Mais la différence était subtile. Fait important, il parut ravi de les recevoir chez lui.
— Vous êtes arrivés juste au bon moment. C’est mon jour de congé. Ou plutôt… (avec un sourire)… ma nuit de congé. Aussi, je peux vous rendre tous les services que vous voudrez. Pour le moment, je pense que vous avez tous deux besoin de prendre un bain et de dormir. Installez-vous avec le gamin dans ma chambre, et moi, je dormirai sur le canapé du salon.
Gosseyn Trois ne discuta pas cette agréable proposition. Le « gamin » parut hésiter, puis, à la suite de Gosseyn, il franchit en silence la porte désignée par Dan Lyttle. Cependant, une fois à l’intérieur et la porte refermée, Enin dit :
— Allons-nous vraiment rester ici ?
Gosseyn désigna le côté opposé du grand lit.
— Tu vas te baigner d’abord et puis tu te coucheras là. Et moi, quand j’aurai pris ma douche, je prendrai ce côté-ci. Nous déciderons plus tard ce que nous allons faire !
Dan Lyttle entra avec une longue chemise pour Enin et un pyjama pour Gosseyn. Et, bientôt, ils s’endormirent.
Gosseyn revint à lui et resta allongé, les yeux fermés ; et il eut alors une idée étrange : c’était la première fois que le corps de ce Gosseyn-là dormait normalement.
Lorsque, quelques heures auparavant, il s’était couché dans ce lit, il avait trouvé cela tellement naturel, tellement… ordinaire… qu’il n’avait pas pensé au caractère exceptionnel de cet acte.
Il s’aperçut qu’il était en train de sourire. Il ouvrit les yeux, se retourna et jeta un coup d’œil sur l’autre côté du lit… et s’assit, les sourcils froncés.
L’enfant n’était plus là.
Légèrement troublé, il posa les pieds par terre et commença à enfiler les mocassins qui lui avaient servi jusqu’à maintenant de chaussures. Mais il avait tout de même, remarqua-t-il, une petite réaction thalamique.
Il vit que ses souliers étaient cirés. Et que son vêtement, soigneusement étalé sur une chaise, avait été lavé pendant son sommeil.
Il alla d’abord aux toilettes et urina, pour la première fois de son existence. Puis il s’approcha du lavabo, prit la brosse qui était posée là et se coiffa. Il se lava le visage et les mains, et s’essuya avec la serviette destinée aux invités. La veille, ils avaient dû partager le drap de bain de Lyttle.
Tout en se livrant à ces ablutions, il laissa son attention dériver vers l’autre Gosseyn… là-bas.
Aussitôt lui parvinrent les souvenirs des actions que Gosseyn Deux avait effectuées durant ces dernières minutes. Et, soudain, le contact s’établit !
— Je sais où tu es, dit Deux. Aussi, je ne me fais pas trop de souci… pas encore.
— Je peux enfin passer en revue ta situation, répliqua Trois. Je vois que l’unique vaisseau ennemi parle toujours d’armistice mais qu’aucun étranger n’est encore venu à bord. Et que tous ces Dzans en colère ne sont pas encore passés à l’action. D’ailleurs, les objectifs que poursuit Enro pourraient affecter le résultat global. Mais tout cela prendra un certain temps.
— Alors, concentrons-nous sur toi. Je parlais avec Enro, et la raison qui t’a poussé à venir sur Terre m’a échappé.
Gosseyn Trois répondit d’un air piteux.
— Mon arrivée ici est accidentelle. Mais je pense que c’est un heureux accident. (Il développa son argument.) Après tout, les Gosseyn savent peu de chose sur la Terre. Il faut que nous apprenions ce qui s’est passé après ton départ. Qui s’est emparé du gouvernement après l’assassinat du président Hardie ? Quel est maintenant le statut des Ā ? Et je pourrais encore poser d’autres questions. (Il conclut :) Je crois me souvenir que les forces de police et le gouvernement ont rétabli l’ordre, mais…
C’était un grand « mais ». Néanmoins, son analyse ne provoqua qu’un acquiescement réticent, là-bas, à une distance interstellaire de la Terre.
— Je pense qu’il nous faut recueillir quelques informations et accomplir certaines choses. Mais vous allez tous deux vous attirer des ennuis en vous rendant dans ce qui fut la Cité de la Machine des Jeux. Vous n’avez d’argent ni l’un ni l’autre. Je suppose que vous pourrez rester provisoirement installés chez Dan Lyttle. Mais le salaire d’un veilleur de nuit ne pourra pas soutenir trois personnes pendant longtemps.
Gosseyn Trois sourit tout en lançant une réplique mentale aux objections de l’autre Gosseyn.
— As-tu saisi ma réponse ? demanda-t-il.
— Eh bien… (lui aussi sourit)… je pense que les Gosseyn pourraient revendiquer un droit de propriété ou de gestion sur l’Institut de Sémantique générale en s’appuyant sur le fait que X était un Gosseyn. Mais je ne crois pas que ce soit un endroit où l’on puisse se procurer gratuitement de la nourriture.
— Le vieux vivait là ; donc il doit y avoir des réserves de nourriture. Et puis, il y a un gardien. Au fait, qui a payé son salaire ?
— Que vas-tu faire ? T’emparer des lieux par la force ?
Le sourire de Gosseyn Trois devint franchement sardonique.
— Comment accepterais-je une telle objection de la part d’un Gosseyn qui, sur Yalerta, a obligé des domestiques à le nourrir ?
La voix mentale de Gosseyn Deux lui parvint, chargée de résignation.
— Je vois que tu as décidé de rester. (Il parut soupirer.) D’accord. Transmets mes amitiés à Dan Lyttle.
— Ah ! Ah ! Voilà qui me serait difficile, dit Trois avec ironie. Il est convaincu que je suis toi.
— Évidemment. Il est parfois difficile de garder à l’esprit qu’il y a maintenant deux Gosseyn. Je me demande si X a jamais eu l’intention de réveiller deux Gosseyn du même groupe en même temps.
Cette deuxième allusion à X poussa Trois à dire :
— Depuis mon réveil, j’ai pris vaguement conscience que nous avions une espèce d’ancêtre. Mais cette connaissance, restée à l’arrière-plan de ton esprit, est tellement vague que j’aimerais que tu m’en dises plus.
— Bon. (La réponse mentale de Deux lui sembla imprégnée d’incertitude.) Nous avons des raisons de croire qu’il était à bord de l’un des vaisseaux qui ont émigré d’une autre galaxie. Ce petit navire, semblait-il, se serait écrasé, endommageant le corps d’un mâle que nous avons plus tard connu sous le nom de X. L’ordinateur qui contenait les données scientifiques a lui aussi été abîmé. L’autre mâle est parti avec les deux femmes car, au moment où ils venaient de quitter le vaisseau, l’ordinateur détraqué l’a fait s’envoler vers une autre région de la Terre. X s’est suffisamment remis pour pouvoir revenir périodiquement au véhicule spatial et se mettre en animation suspendue pour des centaines, ou même des milliers d’années, à chaque fois.
« Naturellement, il s’est mis à observer les descendants de son compagnon et des deux femmes qui, redevenus sauvages, allaient même jusqu’à s’accoupler avec des singes mâles et femelles.
« Comme tu as pu l’observer sur la Terre actuelle, tout cela n’a pas trop mal tourné. Mais c’était X qui possédait la mémoire ancestrale et, en se servant de son propre sperme, il a créé les corps des Gosseyn. Notre tâche consiste à nous assurer que le système de clonage qu’il a élaboré se perpétuera dans le futur. Ce doit être l’un de nos objectifs, qui a la priorité sur les actions entreprises en fonction de nos fréquentations personnelles.
« Je crois que tu devrais visiter soigneusement l’appartement de X afin d’y découvrir la salle ou le magasin secret où il gardait ses enregistrements et l’équipement nécessaire pour fabriquer les Gosseyn.
— Je vais aller y jeter un coup d’œil, répliqua Gosseyn Trois. Et je ferai encore appel à toi si les choses tournent mal.
— Théoriquement, nous ne sommes qu’une seule et même personne. Ton jugement sera, dans ce cas, probablement identique au mien.
C’était vrai. Et pourtant… quelque part, tout au fond de lui, Gosseyn Trois sentait qu’il était un individu distinct.
— Il serait intéressant de voir comment fonctionne la similarisation, dit-il.
— Certainement.
La réponse de Gosseyn Deux sonna dans son esprit presque comme sa propre pensée. Mais pas tout à fait.
Et c’était lui, ici, qui était en train de se laver le visage et de se brosser les cheveux, et pas Gosseyn Deux. Des actions et des gestes qui n’avaient pas cessé durant toute cette conversation mentale extra-rapide.
Il n’avait, en fait, qu’une seule raison d’inquiétude : la Terre était dangereuse pour un Gosseyn. Du moins, la région de la Terre où il était arrivé.
Il y avait ici des gens qui reconnaîtraient le visage de Gosseyn. Et une seule décharge de n’importe quelle arme suffirait pour tuer ce corps distinct des autres. Si cela devait arriver, le fait que tous les souvenirs de ce qu’il avait fait survivraient dans l’esprit de Gosseyn Deux laissait tout de même à désirer.
Les ancêtres des Gosseyn avaient indiscutablement légué aux doubles de leurs descendants une remarquable technique de conservation de la personnalité. Mais pour un individu particulier de cette longue chaîne, l’identité du moi continuait à résider dans un seul corps vivant.